Une infirmière peut-elle critiquer le médecin-conseil à la suite d’un contrôle médical ?
Une infirmière a fait l’objet d’un contrôle médical de la CPAM. Peu satisfaite de son déroulement, elle critique le médecin-conseil. En a-t-elle la possibilité, ou est-ce totalement contraire à la déontologie? La chambre disciplinaire nationale de l’Ordre national des infirmiers a rendu le 17 mars 2023 une décision éclairante concernant la liberté d’expression des infirmières. Elle conduit à s’interroger sur les droits et devoirs des professionnels de santé libéraux (médecins, infirmières, chirurgiens-dentistes) en la matière.
Infirmières libérales : une liberté encadrée
La décision du 17 mars 2023 rappelle que la liberté d’expression est une liberté fondamentale prévue par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (article 11) et la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales (article 10). Ces dispositions sont naturellement applicables aux infirmiers, comme à tout professionnel de santé.
Elles sont toutefois tempérées par d’autres principes. La décision en cite deux : l’interdiction pour tout infirmier de tout acte de nature à déconsidérer sa profession, en particulier dans toute « communication publique » (article R 4312-9 du Code de la santé publique) et l’obligation pour l’infirmier d’entretenir de bons rapports avec les autres professions de santé, et l’interdiction de les calomnier (article R 4312-28 du Code de la santé publique).
Outre celles citées dans la décision du 17 mars 2023, d’autres limites sont mentionnées dans le Code de déontologie commenté publié par l’Ordre national des infirmiers, qui rattache ce principe et son application à d’autres situations :
- Lorsqu’un patient est susceptible d’être victime de mauvais traitements, l’infirmier a un devoir de protection et d’alerte (article R 4312-18 du Code de la Santé publique). L’Ordre rappelle que dans le cadre de ce devoir d’alerte, l’infirmier doit faire preuve de prudence dans ses propos, car « la liberté d’expression n’est pas absolue et ne peut justifier des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs».
- Les infirmiers doivent également entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité (article R 4312-25 du Code de la Santé publique). Le code de déontologie commenté de l’Ordre rappelle que, dans ce cadre et sur le fondement de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, « la diffamation et l’injure constituent chacune un manquement au devoir de bonne confraternité».
- Enfin, les infirmiers doivent voir en toute circonstance leur indépendance préservée (article R 4312-63 du Code de la Santé publique). Le code de déontologie commenté rappelle à cet effet que, même salarié, « l’infirmier conserve (…) ses libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression », et qu’il n’est pas fautif lorsqu’il exerce son droit d’alerte, tant que ses propos ne sont pas injurieux, excessifs et diffamatoires.
Le cas particulier d’un contrôle médical
Dans le cas que la Chambre disciplinaire nationale a eu à juger le 17 mars 2023, l’infirmière avait fait l’objet d’un contrôle de la part d’un organisme de Sécurité sociale. Dans le cadre de ce contrôle, elle avait été en contact avec le médecin-conseil chef du service du contrôle médical. L’infirmière concernée avait semble-t-il été mécontente de la manière dont le contrôle s’était déroulé, sachant qu’un indu non négligeable, plus de 35 000 €, lui avait été dans un premier temps réclamé, et que cet indu avait été par la suite annulé par le pôle social du tribunal judiciaire.
L’infirmière, manifestement courroucée, avait alors adressé un courrier en son nom personnel à un certain nombre de personnalités politiques, y compris le ministre de la santé, exprimant des « reproches sur la conduite des contrôles du service du contrôle médical en général à l’égard des praticiens » et sur le service de sa région à son égard. La décision est discrète sur la teneur exacte des termes employés, qui ne sont pas cités, mais précise qu’il s’agit de « termes vifs, voire inappropriés et inadéquats ». Le médecin-conseil chef de service du contrôle médical, visé semble-t-il expressément dans le courrier, avait alors décidé de porter plainte.
La Chambre disciplinaire nationale a choisi de réformer la plainte, et, donc, de se prononcer pour une absence de sanction. Il a été souligné que l’infirmière était, en droit, en sa qualité de citoyenne d’un Etat démocratique, de formuler des critiques à caractère général les contrôles de la Sécurité sociale sur les professionnels libéraux, fut-ce en termes « vifs et maladroits ».
S’agissant des propos tenus dans le courrier et visant personnellement le médecin-conseil, la Chambre de discipline la considère comme « maladroite et inélégante », mais, dans la mesure où les propos exposés ne sont pas considérés comme susceptibles de nuire au médecin-conseil dans l’exercice de sa profession (article R 4312-28 du Code de la santé publique), ils ne sont pas considérés comme constitutifs d’un manquement déontologique.
L’infirmière objet de la plainte a donc été considérée comme n’ayant fait qu’exercer, « même avec maladresse », « la liberté d’expression qui appartient à toute personne y compris professionnel de santé », même si la Chambre disciplinaire souligne que l’intéressée aurait mieux fait de saisir utilement une juridiction pour exprimer sa critique juridique…
Médecins, chirurgiens-dentistes : des règles différentes
Concernant les autres professions de santé, les règles peuvent être différentes, notamment en raison de l’autorité que revêtent leurs interventions en public.
S’agissant des médecins, leur liberté d’expression est par exemple limitée par les dispositions de l’article R 4127-13 du Code de la santé publique, qui prévoit que le médecin, dans ses communications auprès du public, « ne fait état que de données confirmées, fait preuve de prudence et a le souci des répercussions de ses propos auprès du public ». Une telle précision résonne particulièrement aujourd’hui à l’heure des réseaux sociaux, et s’est révélée particulièrement pertinente lors de la pandémie de COVID-19. La même obligation de « prudence et mesure »existe pour les chirurgiens-dentistes (article R 4127-215-1 du Code de la Santé publique).
En conclusion, « il faut de la mesure en toute chose »
Il est appréciable que des décisions des chambres disciplinaires comme celle ici commentée rappellent le principe de la liberté d’expression pour les membres de professions de santé réglementées, et soulignent que sa restriction n’intervient qu’à titre d’exception. Toutefois, sans information sur la teneur exacte des propos tenus, il n’est pas possible de mesurer précisément la portée de cette décision. Elle ne saurait être considérée comme un blanc-seing dans l’expression de la critique vis-à-vis d’une institution dans le domaine sanitaire et social. L’expression de telles critiques doit donc rester, sur le fond comme sur la forme, modérée.